Frank Pietronigro – « Drift Painting » en microgravité – 2003
Artiste
Première publication colloque Visibilité – Lisibilité de l’art spatial. Art et Gravité Zéro : l’expérience des vols paraboliques, en collaboration avec le festival @rt Outsiders, Paris, 2003
Le 4 avril 1998, je me suis envolé du Centre spatial Johnson de la NASA à bord d’un avion KC 135 pour créer des » drift paintings » ( » peintures en dérive « ). Grâce au vol parabolique, mon corps flottait dans un espace pictural cinétique en 3D. L’avion de la NASA a décrit 42 paraboles, exécutant des plongeons de 1000 à 700 mètres pour produire entre 18 et 25 secondes d’apesanteur, temps durant lequel j’ai pu peindre avec des peintures acryliques aux couleurs de l’arc-en-ciel contenus dans des poches à douille et que je projetais dans l’espace autour de mon corps.
Quand j’ai commencé à écrire sur cette question en 1974, je n’avais pas l’intention de travailler sur un vol parabolique. Profondément influencé par la science-fiction des années 1950, j’ai d’abord cherché des chambres à gravité zéro. Très vite, j’ai découvert qu’elles étaient un pur produit de l’imagination humaine. Or, j’avais besoin d’établir un lien entre la sensibilité artistique et la technologie du vol dans l’espace pour trouver une solution adaptée à mon désir de peindre en gravité zéro. Ce sont avant tout mes choix esthétiques qui ont déterminé l’emplacement de ma peinture, et non la nature fantastique et amusante du vol parabolique.
La veille de mon vol, j’ai attaché une chambre de créativité à l’intérieur de l’avion pour aménager un espace pour peindre. J’ai créé un vocabulaire pour identifier mes techniques : Espacement en 3D ; Quarts de cercle ; Cocon ; Ecriture manuscrite ; Ovales en flottaison libre ; Poches à douille sans aimants ; Extension avec aimants, et ADN. J’ai rempli les poches à douille de gel acrylique et les ai marqué d’un signe pour en identifier le contenu. Ces poches à douille étaient utilisées comme pinceaux parce que, ne peignant sur aucun support, il fallait que je projette la peinture dans l’espace plutôt que l’appliquer sur une surface.
De tempérament jovial, j’ai trouvé très drôle d’associer ces » outils décoratifs » à un art noble et à la technologie du vol spatial. Pour illustrer ma conscience de classe mais aussi pour des questions de droit de propriété que pose l’accès à de telles technologies, j’ai porté des » bottes d’ouvrier « . J’ai attaché des poids magnétiques aux » baguettes » avec l’intention d’utiliser le magnétisme pour faciliter le déplacement de la peinture flottant dans l’espace ; mais je l’ai aussi utilisé en référence à des magiciens et aux premiers voyages dans l’espace en alchimie. J’ai mélangé de la poussière de diamant à mes peintures en hommage aux Diamond Dust Shoes d’Andy Warhol. Comme Merlin, je voulais que quelque chose de magique se passe dans l’espace.
Je voulais que l’apesanteur contribue au développement organique des » drift paintings » et que la spontanéité et l’inventivité orchestrent le résultat. J’ai imité les premières conventions modernistes en recourant aux techniques des expressionnistes abstraits. J’ai inventé l’expression » drift painting » en référence aux Situationnistes.
Tout en écrivant, je me demande quel peut être le sens de mon expérience. Voir un artiste flottant, sans attaches, toujours en train de dériver, le corps submergé par sa peinture, suant et vomissant dans une chambre de créativité à bord d’un avion, peut-il être d’une quelconque utilité pour tous ceux qui sont concernés, moi le premier ? Mon intention en tant qu’auteur était aussi de faire l’expérience de ces œuvres en tant que spectateur et de constamment faire varier mon interprétation. Cette expérience a été pour moi comme un retour dans le ventre de ma mère ; c’était comme si j’avais été entraîné par des courants d’eau tiède. L’avion était un phallus où était contenue la poche embryonnaire de ma mère, et c’était comme si j’avais eu le loisir de satisfaire tous mes désirs. Les symboles dans ma peinture partaient eux aussi à la dérive, mon point de vue n’était plus ancré nulle part et la perspective linéaire était abandonnée. La peinture cessait d’être reléguée à une surface statique à deux dimensions, et, par conséquent, un nombre infini de compositions pouvaient se produire simultanément, tous les points de vue à partir desquels l’œuvre pouvait être interprétée entraient en harmonie avec chacune d’elle, appuyant l’hétérogénéité d’ensemble.
Pendant le vol, j’ai médité, dansé, dessiné et fait l’expérience du mal de l’espace pendant que je peignais. Muni de sacs vomitoire, de lunettes de plongée et d’un bonnet de bain, je voyais tout flotter autour de moi : je faisais l’expérience sous diverses formes de la désorientation spatiale. Contre toute attente, l’évolution des formes était impalpable. Dans mon souvenir, la peinture et moi flottions au ralenti. Chaque action était élémentaire, mais je n’avais que très peu de contrôle sur le résultat. Pourtant, je compris petit à petit certaines choses sur cet espace de travail. C’était comme si les frontières de mon corps avaient disparu et que les sensations d’expansion physique m’encourageaient à penser autrement.
Un sentiment de jouissance m’envahit quand je me suis rendu compte que je ne pouvais pas sortir de la chambre malgré mon besoin d’air frais. J’avais l’impression d’étouffer, j’étais couvert de peinture et savais que j’allais laisser mon empreinte à l’intérieur de l’avion, comme des peintures rupestres, si je m’échappais. Soudain, une sensation d’effroi transforma ce spectacle en quelque chose de sublime. Je me trouvais là, maltraité par un avion, humilié et blessé par cette traversée, méditant à notre potlatch et ressentant vivement le sacrifice qu’un tel art suppose. Malade, épuisé, j’avais soif, mais j’étais heureux. L’expérience était terminée, mais demeurait ce que j’avais découvert la première fois que j’avais vu un KC-135, le sentiment prodigieux d’une expérience mystique.
© Frank Pietronigro & Leonardo/Olats, Octobre 2003, republié 2023
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