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Groupe Otolith (Kodwo Eshun, Richard Couzins, Anjalika Sagar) – Rapport Préliminaire 3.0 de L’étude Pilote sur les Préconditions Comportementales Minimales pour une Démilitarisation Partielle d’un Habitat Permanent en Microgravité – 2003

Kodwo Eshun, critique culturel et commissaire d’expositions. Richard Couzins et Anjalika Sagar, artistes

Première publication colloque Visibilité – Lisibilité de l’art spatial. Art et Gravité Zéro : l’expérience des vols paraboliques, en collaboration avec le festival @rt Outsiders, Paris, 2003

A notre époque de frappe préventive, les risques de déflagration nucléaire sont plus élevés que jamais. La recherche d’environnements habitables n’est plus un passe-temps, mais devient une nécessité. C’est cette nécessité qui a incité le Groupe Otolith à étudier les prérequis minimum pour une habitation permanente en microgravité. Ce rapport présente cette recherche préliminaire d’habitats en gravité zéro à long terme dans des conditions écologiques et comportementales.

Le 7 avril 2003, sous une lumière matinale et hivernale, le Groupe Otolith est entré dans la Cité des Etoiles par l’entrée principale avec une heure de retard. Une fois à l’intérieur, une deuxième heure de retard a bien fait comprendre au groupe qu’il pénétrait dans l’espace militarisé d’une forteresse. Il leur est clairement apparu que la Cité des Etoiles présentait un cadre consensuel et réglementé pour la microgravité.

A l’intérieur du complexe de la Cité des Etoiles, le Centre d’entraînement des cosmonautes Youri Gagarine est constitué de l’Académie de l’espace virtuel et du Complexe de recherche scientifique qui abrite les simulateurs destinés à entraîner les cosmonautes aux vols dans l’espace. Ces simulateurs génèrent et contiennent les forces colossales nécessaires à la mise en orbite ; ils ont la forme d’une architecture austère et monumentale. Contrairement à Hollywood, la simulation fonctionne ici pour simuler la dangereuse réalité de l’espace.

L’immersion de l’individu en microgravité se déroule à l’intérieur de l’Iliouchine 76, stationné sur le terrain d’aviation militaire à environ 15 minutes de la Cité des Etoiles. Pour préparer ses expériences en microgravité, le Groupe Otolith a examiné tout particulièrement les processus de réduction spatiale, de distorsion temporelle, de perte de poids et de désorientation, qui tous tendent à rendre anormale la vie normale.

Etant donné ces conditions, il est absurde d’imposer un spectacle en zéro g.. L’intention du Groupe était au contraire de concevoir des situations maximisant l’émergence d’un flux matériel. C’est pourquoi le groupe a adopté une logique anti-spectaculaire s’inspirant d’Ashtanga Yoga, de l’Arte Povera et de l’Art Conceptuel.

Plus particulièrement, la concentration et la méditation mobile dans la pratique du yoga, les actions répétitives de Robert Barry et la pauvreté des matériaux de Michael-Angelo Pistoletto ont servi de points de départ au processus de réduction prolongée à l’issue duquel le Groupe est parvenu à déterminer 5 actions à répéter pendant la durée de 25 paraboles. Ces actions sont les suivantes : se coiffer en tenant un miroir, se mettre du rouge à lèvres, avaler une pilule de vitamine, lire un livre, écrire une lettre. L’espace en gravité zéro suggérait une sixième action : dormir.

En transposant des actions terrestres habituelles dans un espace non-habituel, le Groupe pouvait tester les conditions minimales nécessaires à la vie normale en microgravité. Dans le contexte d’une temporalité intensive, où les constantes et les contraintes d’une charge-G 1 ont disparu ou se sont inversées, ces actions avaient pour but d’&eacu e;tablir les normes psychosociales de la vie en microgravité.

Les expériences ont réussi pour trois raisons. Premièrement, elles étaient tellement normatives que même le Commandant de l’Iliouchine 76 n’a pas remarqué qu’une expérience était en train de se dérouler. Deuxièmement, ce fait a indiqué la démilitarisation temporaire de l’espace en gravité zéro et par conséquent la création d’un espace-temps partiellement domestiqué qui constitue ce que Georges Pérec appelle  » une nouvelle espèce d’espace « .

Pendant ces 25 secondes, les normes masculines de la cabine de l’avion ont été infiltrées par une dimension intime, partiellement féminisée et affective. Ce faisant, un troisième résultat s’est imposé ; ces actions ont inauguré une zone de concentration privée hors du temps et de l’espace.

Dans leur totalité, ces espaces-temps  » soft  » ont catalysé une sorte de concentration qui explique pour une part pourquoi la microgravité était ressentie comme un phénomène puissant, et non impuissant. La sensation la plus forte a été celle d’avoir conquis un état de superpuissance, le sentiment d’un pouvoir s’étendant sur une portion d’espace jusqu’ici jamais occupée.

Ces actions ont donc très bien montré que la réorientation en apesanteur pouvait éclairer la morne réalité du moment contemporain. Les expériences du Groupe ont permis à un champ relationnel d’émerger à l’endroit où la microgravité pouvait être appréhendée dans toute sa matérialité psychoaffective. Cet accent mis sur la fluctuation a aussi amené le Groupe à mieux mesurer toute la désorientation de la réalité géopolitique. Aussi, loin d’être une échappatoire, l’espace en apesanteur a-t-il ici fonction de donner une conscience plus aiguë d’une désorientation planétaire.

Quelles leçons peut-on tirer de cette étude pilote concernant les conditions minimum nécessaires à l’établissement d’un habitat permanent hors du monde? Les sujets auraient sûrement à subir l’intervention chirurgicale radicale de l’otolith. La question est de savoir si nous voulons changer l’environnement pour répondre aux besoins de l’humain ou si c’est l’humain qui doit changer pour s’adapter à l’environnement.

De quel lieu un être humain pensera-t-il venir ? Et à quoi se rattacheront-ils, ces humains qui vivront dans une espèce d’espace si distinct du nôtre ? Puisque c’est la gravité qui constitue le lieu de l’espèce humaine, la condition de l’apesanteur pose d’emblée des questions fondamentales liées à l’ancrage et à la fondation, aux racines et aux routes. Ces scénarios expérimentaux du Groupe Otolith sur le comportement sont destinés à mettre en scène ces questions, des questions à la fois ontologiques, idéologiques, poétiques et politiques.

Fin

© Kodwo Eshun, Richard Couzins et Anjalica Sagar & Leonardo/Olats, Octobre 2003, republié 2023