Kitsou Dubois – Corps, mouvement, danse et apesanteur – 2003
Chorégraphe
Première publication colloque Visibilité – Lisibilité de l’art spatial. Art et Gravité
Zéro : l’expérience des vols paraboliques, en collaboration avec le festival @rt
Outsiders, Paris, 2003
Extraits de la thèse de doctorat de Kitsou Dubois, soutenue en 1999.
J’ai proposé à Kitsou Dubois de publier ici des extraits de sa thèse. Ce qu’elle a accepté. Ce texte témoigne non seulement d’une recherche dans le domaine art-science avec toute la rigueur requise par les exigences universitaires, mais surtout Kitsou Dubois a su traduire en mots, comme elle le fait dans ses chorégraphies ou ses installations, l’émotion, la perception de l’expérience en micro-gravité et l’impact que cela entraîne sur les œuvres « terrestres ». Dans sa thèse, elle explicite sa démarche et nous montre une chorégraphe au travail, soulignant comment la micro-gravité s’inscrit dans un mouvement plus large de la danse contemporaine.
La thèse a été soutenue en 1999, seule la chorégraphie Gravité Zéro y est présentée. Depuis, avec Trajectoire Fluide et ses installations —Trajectoire Fluide, Upside Down et FILE/AIR (voir le texte « FILE/AIR » l’ambiguïté des limites » de Kitsou Dubois et Eric Duranteau dans ce même numéro)— son travail n’est plus seulement de « faire percevoir » au spectateur ce qu’est la micro-gravité mais explore l »incorporation » dans des œuvres « terrestres » d’une gestuelle et d’une philosophie de la danse et de la vie influencées par la micro-gravité.
J’ai effectué la sélection des extraits et supprimé les notes et références.
Annick Bureaud
Premières émotions
L’expérience du vol parabolique est à la fois merveilleuse et mélancolique. C’est une expérience exceptionnelle sur la présence d’un état de danse parfait. Merveilleuse parce que l’on se trouve dans un état qui correspond à ces quelques moments magiques, ou moments « justes », que chaque danseur a pu vivre dans son expérience, mais après lequel il court toujours. Ce moment empli de force poétique où le geste retrouve un sens sacré, parce que si proche de sa propre mort. Ce moment où toute la complexité cognitive et perceptive de la réalisation du mouvement s’harmonise. Ce moment est habité d’un sentiment d’éphémère, que le danseur valorise parce qu’il exprime le désir que la magie des choses du corps soit liée à leur disparition. En apesanteur, ce moment relève d’un sentiment d’éternité.
Le rêve de vol est atteint. Il devient réalité. C’est merveilleux et mélancolique à la fois. Car comment reproduire à l’infini un moment sans le banaliser ? Comment retrouver le sens sacré que la notion d’éphémère confère au mouvement « juste » du danseur ? Il faut revaloriser l’instant, déplacer les objectifs, découvrir d’autres motivations. C’est toute une quête artistique à reformuler. Il faut reconsidérer le temps et l’espace de ce mouvement infini. Le corps est libéré de toute entrave ; le sentiment d’accident comme cassure, rupture, chute, n’existe plus. Il ne s’agit plus de rendre visible un frémissement insaisissable, tout mouvement échappe parce que l’on a cette sensation intense que tout est mouvement. On est dans un état euphorique, où transparaît le plaisir du mouvement vécu en lui-même et pour lui-même, en dehors de toute finalité. Plaisir d’être et d’exister dans la mobilité, plaisir à fort contenu sexuel, si, selon la définition de Freud, nous entendons par sexualité tout ce qui est plaisir du corps.
A travers le plaisir transparaît également l’étendue de toute la gestuelle à inventer dans un univers qui fera bientôt partie de notre conscience culturelle. La sensibilité de l’art chorégraphique a un véritable rôle à jouer dans l’analyse et l’invention d’une gestuelle dans ce nouvel espace/temps. Cela avant que la société industrielle, avec ses soucis de rentabilité et l’asservissement consécutif qu’elle impose au corps et aux pulsions de l’être, n’organise à son image les comportements dans des lieux que certains d’entre nous seront amenés à côtoyer dans les stations orbitales.
Quoi de plus merveilleux pour une chorégraphe que d’inventer la gestuelle de demain ? Existe-t-il une scène aussi grandiose dans toute l’histoire du spectacle vivant ?
1 - L’espace
L’espace que j’ai expérimenté est en fait petit et grand à la fois.
Petit, car le lieu dont j’ai disposé, comme tous les autres expérimentateurs, fait 2 m x 2 m. Le sol, les murs et le plafond sont ceux d’un avion, légèrement courbes et entièrement capitonnés pour éviter toutes blessures lors du passage en 2g. L’environnement est blanc cassé, il y a des hublots mais ils sont bouchés. Il y a une « main courante », sorte de tige orangée qui délimite les murs du plafond. Cette main courante est un repère pour préciser l’emplacement du plafond. Nous évoluons au milieu d’autres expérimentations que nous pouvons voir et entendre, car il n’y a pas de séparation. Cela permet au médecin et aux pilotes – par le biais d’une caméra – d’avoir une visibilité entière de tout l’habitacle.
Nous venons d’ailleurs. Depuis un studio de danse, en passant par une piscine, nous débarquons sur un aéroport militaire.
Après un passage en caisson de dépressurisation pour tester notre résistance au stress, nous déambulons autour de la Caravelle Zéro G.
Et maintenant nous voici à l’intérieur, assis sur des sièges à l’arrière de l’avion, pour le décollage et l’atterrissage. Une fois la Caravelle à destination dans les zones militaires aériennes autorisées, les paraboles peuvent commencer. Nous sommes une petite trentaine, tous en combinaison orange de pilotes. Hommes, femmes, scientifiques, astronautes, parachutistes, médecins, parfois journaliste ou invité exceptionnel, sont concentrés, inquiets ou excités.
Puis nous sommes à la bonne hauteur, à peu près 12 000 m, et nous pouvons ouvrir nos ceintures de sécurité et nous déplacer dans les espaces qui nous sont attribués. La voix des pilotes nous accompagne et, soudain, ils annoncent que l’avion se cabre. C’est-à-dire qu’il monte le long de la parabole. Plaqués au sol, nous ne nous sentons pas plus lourds mais « scotchés ». On peut se dégager, mais au prix d’un gros effort, qui est ensuite très difficile à contrôler. Tout mouvement effraie, car la chute sera deux fois plus violente.
Et 30 secondes plus tard, la matière de l’espace se transforme.
Les murs, le sol, le plafond sont toujours là, mais c’est comme s’ils n’étaient plus là. Est-ce cela qui donne l’impression que le corps se dilate, ou est-ce tout l’intérieur du corps qui s’échappe ?
Non, ce sont les organes qui prennent une autre place, ils sont libérés eux aussi de la gravité, ils peuvent bouger et chercher un autre emplacement dans l’espace interne de notre corps.
C’est comme s’ils avaient un mouvement propre. En avaient-ils un sur terre auquel nous n’aurions jamais prêté attention ?
Et puis le sol, celui dont nous désirions tant nous échapper et auquel nous sommes tant attachés, où est-il, en haut, en bas ?
Je suis tellement habituée à danser avec lui, c’est un véritable lien affectif que j’ai pour lui, et voilà que peu m’importe où il est.
» C’est comme si on était dans l’eau et qu’il n’y avait plus d’eau « , dira Bertrand Lombard de retour du vol. Est-ce pour cela que le premier réflexe est de nager ? Mais si je nage, je réalise qu’il n’y a pas d’eau et que ce mouvement me désorganise complètement, sans aucun appui, sans aucune pression.
Et les différents lieux de mon corps, que sont-ils devenus ? L’avant, l’arrière, les côtés, le haut, le bas. L’avant existe parce que je le vois, mais je ne peux aller vers l’avant que si je m’appuie sur l’arrière. Sinon, je ne peux pas bouger. L’arrière, je ne le vois pas, mais il m’est nécessaire en permanence. Je n’ai plus peur de l’arrière, de ce qu’il se passe à l’arrière, car je ne peux pas perdre l’équilibre. D’ailleurs, c’est aussi difficile d’aller en avant qu’en arrière. Le haut, bien sûr, est là, c’est moi, d’ailleurs, je me reconnais.
Ah ! Mais j’avais oublié le bas de mon corps. Que fait mon pied ? Il chatouille l’objectif de la caméra, maintenant il est dans les cheveux d’un parachutiste. Il va falloir que je fasse particulièrement attention au bas de mon corps.
Et les murs : ils sont proches et lointains à la fois, car, si je les heurte, ils me repoussent instantanément. Si je veux les toucher, ils me repoussent aussi, et si je veux rester près d’eux, il faut que je m’accroche à eux. Avec le sol, le plafond, c’est le même phénomène. On ne peut plus se fier à rien.
Finalement, je me pose. Enfin, sur rien, il n’y a pas d’appui, juste sur l’écoute de mon nouveau corps, de ce nouvel espace. Je me mets en « état de danse », pour comprendre cet échange entre l’intérieur et l’extérieur. Il n’est pas nécessaire de produire des mouvements puisque tout bouge. Le plus difficile est l’immobilité en Free Floating, comme on dit ici. Dans cet état où on ne touche plus les parois de l’habitacle, où l’on sent jusqu’au passage à travers la peau des micro-mouvements entre l’intérieur et l’extérieur du corps. C’est un état fusionnel ; est-ce mon corps qui se prolonge dans l’espace ou l’espace qui me pénètre ?
Tout est si différent, et pourtant je parle, j’entends, je sens, je respire normalement. Tout est identique et rien ne l’est.
Alors je peux exister autrement, être moi-même ou plutôt à la redécouverte de moi-même.
Attention ! Le pilote a parlé, il va de nouveau cabrer l’avion, 3 secondes pour retrouver le sol, vite, s’accrocher pour s’allonger. Plus que 1 seconde avant de peser deux fois mon poids.
2 - Le temps
La vitesse de l’avion est l’enveloppe temporelle de la situation dans laquelle nous nous trouvons.
L’avion effectue six séries de cinq paraboles chacune. Il y a un intervalle de temps de 4 minutes entre chaque série. Puis 30 secondes de 2g, 25 secondes de 0g, puis 30 secondes de 2g et enfin 1 minute de 1g et la prochaine parabole recommence, identique dans la durée.
La notion de temps est très précise. Cette précision qualifie la nature du temps que nous vivons en vol parabolique.
Les paraboles se succèdent, elles reproduisent la même organisation du temps comme un rythme qui revient. Ce rythme vient des contraintes technologiques et scientifiques.
Et, cependant, à l’intérieur de ces intervalles de temps très courts, il existe des conflits sensoriels et des phénomènes d’adaptation qui rendent la perception de la durée extrêmement subjective.
On pourrait presque alors parler de « phrasé », comme en danse contemporaine. Le phrasé comme la musique intérieure de l’avion. Ce phrasé relève tout autant des différentes perceptions du poids, des forces dynamiques nécessaires au déplacement que du temps lui-même.
A l’intérieur de l’habitacle, le déroulement du temps est signifié régulièrement par les informations des pilotes. La sensation de la durée reste néanmoins très liée à la gestuelle et à la perception. Il y a modification des rythmes internes et des conflits de temps à gérer dans l’instant. Par exemple, lorsque le corps est en Free Floating, la gestuelle est ralentie. On peut prendre un plaisir infini à sentir le mouvement circuler à l’intérieur du corps sans jamais perdre l’équilibre. Le temps ici peut s’étirer sans conscience de durée. Une éternité.
En revanche, lorsque l’on se repousse d’une paroi, la poussée peut provoquer une vitesse très rapide et constante puisque la gravité n’est plus là pour la freiner. Le temps nécessaire pour établir des appuis en vue d’un déplacement dans une direction précise est remarquable par la difficulté qu’il représente. Quand l’appui est trouvé, la vitesse obtenue par la poussée est beaucoup plus rapide que sur terre.
Il faut agir avec une grande subtilité, ce qui est assez jubilatoire. Ensuite, la vitesse étant constante, notre cerveau a du mal à évaluer la durée. Revoilà l’éternité… Enfin, le temps de récupération du mouvement lorsqu’il est arrivé à destination sera encore d’une autre nature, puisqu’il faudra éviter d’être projeté à nouveau vers une autre direction.
Au début du vol, cependant, la durée en 0g semble très brève. On est encore en train de réfléchir à ce qu’il nous arrive, que nous voilà « scotchés » au sol en 2g. Au fur et à mesure des paraboles puis des différents vols, l’adaptation à l’apesanteur fait que les 25 secondes en trois dimensions deviennent des intervalles de temps de plus en plus vastes pour développer une gestuelle. Toutes ces distorsions de temps et d’espace interviennent certainement dans la difficulté à établir une mémoire du mouvement une fois de retour sur terre.
Relations entre l’espace du corps en apesanteur et sur terre : quelle représentation du mouvement ?
Chaque mouvement en apesanteur induit un déplacement totalement inattendu. Les mouvements sont fluides et infinis. On sent que le mouvement a commencé avant sa préparation et qu’il se continue après lui. C’est pourquoi il n’est plus question de chute, puisque, sans une action volontaire, il n’y aura ni cassure ni rupture. On ne se maintient pas en opposition à une force (la gravité), on se laisse porter par l’environnement.
L’incessant dialogue que notre cerveau entretient avec les « chairs » qui l’animent s’en trouve nécessairement perturbé. Il faut organiser autrement l’ensemble des messages corporels dont certains, usuels, cessent de nous parvenir tandis que de nouveaux apparaissent, qu’il faut mettre en place.
Lorsque, par exemple, sur terre, on désire impulser un mouvement à partir d’un appui, dans la phase initiale du mouvement on établit une intention de direction avec un projet d’accentuation qui donnera l’illusion que le geste dansé est comme suspendu.
La trajectoire réelle est toujours une parabole qui trouve son aboutissement sur le sol. Mais l’accent laissera la trace perçue d’une autre trajectoire. Le cerveau du danseur a organisé toutes ces informations.
En microgravité, la trajectoire est continue. Il n’y a plus cet aspect du lancé qui véhicule l’idée d’un projectile que l’on envoie et qui nécessite un espace de réception. La trajectoire est linéaire dans un espace restreint comme l’habitacle de l’avion, ou, en orbite, à l’extérieur de la station orbitale. Les intentions du mouvement pour un lancé ou un impulse – chez le danseur – ne s’organiseront plus de la même façon. Qui agit ? Mon corps ou l’environnement ?
Peut-on toujours se considérer comme résident de ce corps connu mais non totalement reconnu ou bien s’agit-il, dans ce cas, d’un corps étranger qu’il va falloir réinvestir et se réapproprier ? Cette désincarnation transitoire n’est-elle pas l’occasion de vérifier la relation de dépendance qui unit le corps à son espace d’action et conditionne, de ce fait, la connaissance intime que l’on peut en avoir ?
Dès lors, différentes méthodes d’approche sont possibles. La première consiste à analyser, du point de vue externe, les modes d’usage de ce nouvel espace et les capacités nouvelles qu’il procure. C’est ce que nous avons fait en nous appuyant sur les observations des diverses approches scientifiques.
Cela ne suffit pas. Il faut aussi saisir l’opportunité de vivre l’expérience de l’acquisition d’une nouvelle modalité perceptive en suivant, de l’intérieur du sujet, la façon dont le monde lui apparaît.
C’est donc en m’impliquant totalement, car j’ai déjà, à ce jour, participé à neuf vols paraboliques, que je vais tenter de verbaliser une pensée issue de ma philosophie de vie et de mon expérience de danseuse-chorégraphe.
La philosophie du danseur ne se limite pas à « s’envoyer en l’air ». Nous pensons l’avoir déjà nettement exprimé dans cette recherche. Cependant, à travers les notions de plaisir, d’euphorie que nous avons utilisées pour décrire les émotions vécues en 0g, apparaît la nécessité de déplacer les objectifs : il ne suffit plus d’être dans le mouvement, il faut mettre en place une gestuelle.
L’événement le plus troublant est que l’apesanteur a révélé la réalité de mon espace imaginaire de danseuse. Le plaisir de la circulation des mouvements à l’intérieur de soi, l’existence d’un corps impossible ou la concrétisation d’autres trajectoires sont des expériences inouies. Elles existent d’une façon « extra-ordinaire » sur terre, et d’une façon continue en apesanteur.
Néanmoins, cette reproduction aisée, comme je le disais précédemment, banalise la qualité exceptionnelle du vécu de la perception. Pour maintenir la force de la sensation d’être dans un environnement aussi absorbant, on retrouve des éléments fondamentaux de l’esthétique de la danse sur terre. Ce sont les fondements d’une structuration du mouvement. Ils vont donner un cadre à l’acte de construire pour créer, sur terre, les tensions pour se libérer de la gravité et, en apesanteur, les moyens de faire exister des tensions.
Nous portons en nous l’expérience symbolique de l’apesanteur.
Toutefois, le rêve de vol nous donne à vivre un corps qui n’est pas réellement modifié par l’expérience. La sensation d’impesanteur, dans ce cas, se limite à un corps pesant – c’est-à-dire ordinaire – qui s’imagine ne plus l’être. Les modifications internes sont-elles, dans ce cas, réelles ?
Il y a une relation paradoxale entre la perception du corps, que ce soit en apesanteur ou sur terre, et les imaginaires reliés à ces deux univers très chargés symboliquement.
En apesanteur, le cerveau juxtapose une expérience perceptive imaginaire avec une expérience vécue. Mais il les juxtapose dans un phénomène de Cue Free Inversion, pour reprendre les termes de H. Mittlestaedt. Il ne s’agit plus de se libérer de la gravité, mais de recréer des tensions. Il ne s’agit plus d’éviter la chute, mais de provoquer une rupture, un arrêt. Il ne s’agit plus d’éviter de se cogner, mais de s’accrocher pour ne pas être repoussé.
J’ai maintenant cette étrange sensation en moi que ces deux univers existent simultanément et, bizarrement, c’est comme s’ils avaient toujours existé. Est-ce parce que je suis danseuse et que mon expérience perceptive est chargée de la symbolique du vol, ou est-ce simplement parce que je suis une terrienne aux origines incertaines ?
[….]
En absence de gravité, la sensation d’un centre de gravité persiste. C’est une réflexion que font les astronautes, et Carole Tafforin l’a constaté dans ses observations.
Ce centre de gravité serait le point de convergence des tensions du corps pour l’organisation du mouvement.
Nous avons vu à quel point les tensions dépendent d’un certain « état des corps », qui est lui-même issu d’un « état d’esprit ». Cet état d’esprit permet de trouver des solutions techniques ; par exemple, lorsque l’on demandait à Nijinsky de tenter d’expliquer ou de transmettre la technique qu’il utilisait pour réaliser ses merveilleux sauts, il s’expliquait en ces termes : » C’est très simple : vous sautez et vous vous arrêtez en l’air pendant un moment. » Voilà un exemple d’état d’esprit qui permet de trouver un « état de corps », lui-même à l’origine de solutions techniques.
C’est ainsi que l’expérience en apesanteur a transformé l’état d’esprit de ma danse. Je « sais » – dans mon état d’esprit – que mon centre de gravité serait plutôt de l’ordre d’un point, et non d’une droite. Je « sais » qu’il est subjectif, qu’il n’est pas matériel, qu’il dépend de mes intentions, de mes tensions, qu’il peut se déplacer et pourtant je « sais » que je peux prendre appui dessus. Alors, je « sais » que ma subjectivité peut être un véritable appui pour mon mouvement. Et c’est donc en prenant en compte cette subjectivité que je vais structurer mon mouvement en apesanteur comme sur terre.
Sur terre, chaque danseur peut aussi se créer ses propres références. La référence de base serait de l’ordre d’un point ou le haut et le bas importe peu. Il s’agit ensuite d’organiser son mouvement en associant ce référent subjectif aux appuis réels.
Transmettre cet état de corps où le référentiel subjectif est à l’origine d’une structuration du mouvement dansé est une manière de construire les bases d’une esthétique.
En danse, nous travaillons sur la spirale, qui est la base de la recherche d’un mouvement fluide. Sur terre, ce mouvement interne de spirale a toujours une issue sur l’axe de la gravité.
En apesanteur, la spirale n’a pas d’aboutissement, elle est totale et infinie. C’est à la fois le révélateur que tout est bien spirale dans le corps et la découverte de la fluidité extraordinaire des mouvements. C’est un mode de communication de l’espace interne vers l’espace externe et vice versa. En effet, en apesanteur, on constate l’efficacité de mouvement tels que des rotations et des torsions afin de retrouver son « centre subjectif de gravité » lorsque l’on est désorienté.
La recherche d’une harmonie dans les mouvements tient beaucoup dans la représentation mentale des mouvements, et plus particulièrement de la trajectoire entre les contrastes et les oppositions. Cette trajectoire peut être visualisée comme une circulation, un souffle, une respiration, un fluide dont la source et l’aboutissement ne cessent de commencer ou de finir.
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Si le mode de représentation du mouvement dansé se fait sous forme de spirale, le mouvement devient à la fois fini et infini, limité et illimité. Il ne s’agit plus de coordination droite/gauche, mais de réorganisation des volumes du corps autour d’un axe subjectif. L’espace interne est alors un volume composé d’une infinité de volumes qui se réorganisent à chaque mouvement.
Pour percevoir son corps en volume et découvrir la spirale comme mode de relation entre les espaces interne et externe du corps, il faut avoir établi des repères égocentrés. On trouve des appuis qui vont donner accès à plus de liberté dans le mouvement. Le danseur va ainsi pouvoir projeter sa « vision intérieure » sur le monde extérieur ainsi que se laisser influencer par l’extérieur dans une relation d’échange.
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Espace entre
Plutôt que d’accrocher son regard sur le plein, on peut l’éduquer à voir les vides. « Voir » les vides, c’est aussi apprendre à les percevoir.
Pour les percevoir, à l’intérieur du corps, le véhicule qui permet de ne pas s’accrocher sur les pleins est la spirale propulsée à partir du référentiel subjectif. Le corps est alors vécu en volumes, comme je l’ai dit précédemment, qui se dilatent, se contractent, se déforment. Le corps s’ouvre au monde qui l’entoure en intégrant autant les vides que les pleins.
Cette relation d’ouverture entre les espaces interne et externe, par le biais de la spirale, laisse voir l’ »espace entre » – entre les corps, entre les objets, entre les articulations –, qui est le lieu du vide et de la création où s’installe la présence du danseur.
Cet « espace entre » est la matière même de la danse que j’explore. C’est une vraie qualité d’adaptation. C’est un travail de présence dans un univers fluide qui puise ses racines dans la gravité et qui s’en échappe à la fois. C’est un autre regard porté sur le monde. C’est une ouverture du corps et de l’esprit.
Dans l’ »espace entre », le danseur explore et cherche à exprimer l’invisible. Il va découvrir la résonance de son mouvement vers quelque chose de plus immatériel que les corps des partenaires, des objets ou des spectateurs. Il va danser en projetant sa danse dans l’ »espace entre ». C’est une manière, pour lui, de trouver une autonomie par rapport à un environnement obligatoirement contraignant.
En apesanteur, j’ai appréhendé l’ »espace entre » comme une matière à partir de laquelle on peut trouver des appuis. Le vide n’est plus abordé en termes de vertige ou d’abîme. C’est le lieu de tous les possibles. L’intérieur du corps n’est plus un gouffre qui effraie, mais une infinité d’espaces de mobilité extrême. La réalité n’est plus exprimée uniquement par les pleins, les vides étant aussi une matière.
L’apesanteur m’a enseigné un regard. Je l’ai « trans-porté » sur terre. Ce regard se juxtapose au regard du danseur pour qu’il s’accroche aux vides aussi concrètement que si c’étaient des pleins. Un autre modèle de corps va naître de ce regard. Il va prendre toute sa force créatrice dans la transmission vers un public, vers d’autres danseurs, et plus simplement dans la vie quotidienne.
Mon rôle d’artiste sur terre est d’explorer les zones d’ombre de notre perception pour les remettre en activité. Un peu comme si nous avions des capteurs endormis, anesthésiés, qu’il faut réveiller et réactiver. L’artiste les fait apparaître en surface pour guider un « réveil » des sens.
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Projets futurs
Actuellement, le projet se poursuit. Mais l’apesanteur impose la contrainte d’utiliser les images des danseurs en vol puisqu’elle est concrètement impossible à recréer sur terre. La scène théâtrale et la forme du ballet ne me permettent pas de transmettre plus en profondeur cet autre territoire d’expérimentation artistique qu’est la microgravité.
C’est pourquoi la forme spectaculaire de la prochaine présentation tiendra plus de la « performance-installation » pour pouvoir utiliser des nouveaux supports qui évoquent des trajectoires, des tensions entre les corps des danseurs, les images des danseurs en vol et les spectateurs.
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Il faut ouvrir l’Espace, déplacer le regard de l’extérieur pour conquérir d’autres territoires. Il faut aussi déplacer le regard de l’intérieur, c’est-à-dire du corps vers ces autres espaces d’investigation. Il faut que ces nouveaux territoires posent la question de la relation du corps (c’est-à-dire des extrémités reliées au centre) vers ces autres espaces d’exploration.
Il est courant de dire que le « cyberspace » fait partie des nouveaux territoires que les artistes se sont appropriés et qui s’appuient sur les sciences cognitives pour interroger notre imaginaire en créant des mondes virtuels. Ces univers virtuels investis par les artistes contemporains développent-ils un autre corps ? Quelle est la place du modèle de corps du danseur contemporain dans cet univers ?
Celle de la danse en apesanteur ?
[….]
Observons un enfant et sa mobilité, non pas celle qui est visible mais celle à travers laquelle il vit. On constate que, jusqu’à un mois, il possède encore les références du monde d’où il vient. Après cela, ses capacités régressent, comme s’il devait réapprendre à évoluer dans son nouvel environnement. Il vient d’un espace en apesanteur et est en train d’atterrir dans un espace pesant. Il a besoin de temps pour intégrer toutes les nouvelles informations provenant du monde extérieur et développe sa motricité dans un rapport constant entre l’espace de son corps et ce qui lui est extérieur.
Je ne peux résister à la tentation de faire suivre cette constatation du témoignage de l’astronaute Patrick Baudry, qui décrit le décollage de la fusée et ses sensations en gravité 4 et +, en contraste avec une sorte de naissance, lorsqu’il atteint l’orbite terrestre et qu’il n’a plus de poids.
» Le temps s’accélère. Chaque geste devient très difficile. La respiration elle-même n’est plus un réflexe, mais un acte de volonté. Notre relation avec le monde physique extérieur doit être proche de celles que nous aurons lorsque nous serons devenus des vieillards : l’environnement est devenu lourd, hostile, difficile. Puis soudain, tout s’arrête. Les secondes deviennent très longues. Le temps s’est ralenti. Les moteurs ont stoppé : nous sommes en orbite autour de la Terre. »
Quel regard un enfant porte-t-il à la naissance sur le monde, et comment celui d’un astronaute est-il transformé par son expérience orbitale ? Quelle est la nature de la transformation dans un univers virtuel ?
Notes
1 – N.d.E : Il s’agit de la description du premier vol de Kitsou Dubois. Depuis le CNES utilise un A300. Voir le texte « Accéder à l’impesanteur grâce aux vols paraboliques » dans ce même numéro. Kitsou Dubois a également effectué des vols sur cet avion, ainsi que sur l’Iliouchine russe.
© Kitsou Dubois & Leonardo/Olats, Octobre 2003 / republié 2023
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