Marcel-li Antunèz Roca – Transpermie : le projet Dédalo – 2003
Artiste
Première publication dans le colloque Visibilité – Lisibilité de l’art spatial. Art et Gravité Zéro : l’expérience des vols paraboliques, en collaboration avec le festival @rt Outsiders, Paris, 2003.
Les textes associés au colloque ont été publiés dans le numéro spécial de la revue Anomalie, numéro 4, automne 2003, catalogue du festival @rt Outsiders dédié au Space Art.
Les performances et les installations que j’ai réalisées ces dix dernières années touchent surtout à des problématiques scientifiques et technologiques, telles que les interfaces corporelles, les systèmes informatiques et les nouveaux instruments de représentation. Les recherches que j’ai effectuées dans ces domaines m’ont inspiré la création de Dresskeletons (interfaces d’exosquelettes), la conception et la construction de prototypes robotiques tels que le Fleshbot, dans Joan L’home de carn (un hybride de chair et de machine) ou les bodybots (des robots exosquelettes contrôlés par le corps), Epizzo et Requiem, et au développement de modèles de logiciels d’édition et de contrôle de robots interactifs, ainsi que d’images et de sons en temps réel. Toutes ces œuvres se combinent pour donner ma définition d’un système narratif interactif, Sistematurgia, que j’ai utilisé dans mes performances mécatroniques Epizzo, Afasia, et Pol. Pourtant, malgré la complexité technique de la mise au point de Sistematurgia, les concepts qu’il développe se veulent, non sans ironie, profondément humains. Mes œuvres explorent les thèmes de la vulnérabilité du corps, des impulsions orgiaques et des identités chimériques.
Je travaille sur Proyecto Dédalo depuis le début de l’année 2003. Ce projet consiste à jouer, filmer et faire la post-production de micro-performances en gravité zéro. Ce niveau de gravité a été atteint durant les vols paraboliques que nous avons effectués en avril dernier à la Cité des Etoiles en Russie à bord d’un Iliouchine, un avion aménagé à cet effet par le Centre d’entraînement des cosmonautes GCTC-Youri Gagarine. Un nombre défini de paraboles sont effectuées à chaque vol : dans notre cas, six pour le premier vol et dix-neuf pour le second, c’est-à-dire, vingt-cinq paraboles en tout. L’avion décrit une parabole en faisant une ascension de 45° à une altitude de vol d’environ 6 000 mètres jusqu’à environ 8 000 mètres, puis il redescend, en gardant le même angle, à l’altitude initiale. La manœuvre soumet les passagers à une double gravité pendant environ 30 secondes, et en gravité zéro (ou microgravité) pendant environ 25 secondes, revenant ensuite à 30 secondes de double gravité.
Les micro-performances Dédalo ont été exécutées pendant ces brefs moments de microgravité, et se sont déroulées en deux parties. Pour six des paraboles, on a utilisé le bodybot Requiem, un simulateur de gestes corporels, et pour les 19 autres, ce sont les caractéristiques du Dresskeleton qui ont permis d’interagir avec une projection visuelle et un softbot, qui ont tous les deux été conçus dans ce but.
A l’origine, Requiem avait été conçu et produit comme une installation interactive pour mon exposition Epifania en 1999. Requiem est un sarcophage mécanique capable de déplacer (et métaphoriquement, de donner vie à) mon corps, d’où son nom. Mais Requiem est aussi un simulateur gestuel, un ensemble robotique capable d’exécuter des chorégraphies complexes. Dans son format d’installation, Requiem est suspendu à un support en métal, sans mon corps à l’intérieur, et exécute des séries de mouvements que les spectateurs enclenchent en pressant des capteurs sensoriels installés dans la pièce. Pour les performances lors du vol, Requiem était maintenu par des courroies attachées à la structure intérieure de l’Iliouchine. Quand la parabole atteignait la gravité zéro, un technicien activait une séquence et Requiem, mon corps se trouvant cette fois à l’intérieur, flottait d’une certaine façon. Comme dans l’installation, le mouvement des valves pneumatiques avait été préprogrammé dans un ordinateur PLC, qui produit des séquences de mouvements courtes adaptées à la durée des paraboles. Requiem offre la possibilité de se souvenir, pendant de longues périodes en microgravité, de la manière dont nous nous déplaçons en gravité terrestre. Requiem figure aussi un paradoxe du contrôle : dans un environnement où le corps peut flotter avec grâce, la machine serre, contrôle et entrave toute personne qui la porte. Après avoir observé le résultat des paraboles pendant lesquelles je portais Requiem, et prenant en compte le comportement des instructeurs – qui empêchaient la machine de flotter librement dans l’espace – cette idée est celle qui s’impose le plus nettement.
Le reste des micro-performances fut consacré à la flottabilité du corps et aux possibilités de l’interface corporelle Dresskleton, ainsi qu’au comportement d’un dispositif appelé softbot. Ce robot souple est composé d’une carcasse rectangulaire en aluminium contenant des électrovalves, reliée à quatre bras flexibles en plastique, tubes pour l’air comprimé, dont l’un se termine par une corne et les trois autres par des ballons gonflables. Le softbot est relié par câble à un système mécanotronique et commandé par un modem radio depuis le Dresskeleton. Les interrupteurs bagués à mes index et mes majeurs ouvrent et ferment le flux d’air en direction des ballons qui se gonflent et de la corne qui sonne. Le softbot, qui n’est rien d’autre qu’une poignée de câbles, prend une forme plus importante et plus dynamique en microgravité, comme les algues dans la mer.
En plus du softbot, j’ai aussi utilisé le dresskeleton pour interagir simultanément sur les films. Trois films interactifs ont été réalisés avec différents contenus graphiques autour de trois thèmes : la microbiologie, le transgénisme et la biorobotique. Ici, l’interaction n’implique pas un contrôle délibéré, comme c’était le cas pour le softbot. Le peu d’expérience que nous avons de la microgravité nous a fait envisager la possibilité d’un mouvement arbitraire, et par conséquent, d’une interaction involontaire. L’oscillation de la série de capteurs produit par le mouvement des coudes, des épaules et des genoux activent les films via les mêmes parties sur le dresskeleton. Pendant le premier vol, j’ai exécuté cette série de micro-performances en me mettant simplement à flotter devant l’écran, parfois avec l’aide de l’équipe technique qui m’avait accompagné sur le vol.
Mais très vite, nous nous sommes rendus compte que l’absence de poids, et donc d’ancrage au sol, provoquaient des variations dans le synchronisme entre les mouvements du corps et la locomotion. Les extrêmités flottaient sans affecter les déplacements du corps. Dans cette nouvelle dimension, le corps flotte librement, les vecteurs de mouvements du corps se multiplient. Pour utiliser une métaphore du langage de la programmation, les extrêmités du corps agissent comme une application, avec ses propres variables, contenue dans une autre application, le corps flottant, qui obéit à des paramètres indépendants.
Outre le sentiment d’étrangeté que cette nouvelle manière de se mouvoir provoque, une perte de selfception 1 se produit. La selfception correspond à notre sens du mouvement, et nous informe de la manière dont nous nous déplaçons et du moment où nous le faisons. Quand il y a du mouvement, c’est le sens qui doit informer le cerveau de ses variations. Quand la selfception est absente, l’expérience du mouvement est bloquée, et n’est que partiellement complétée quand on regarde ce qui est arrivé sur la représentation vidéo.
Après l’expérience du premier vol et après avoir observé son résultat sur la vidéo, nous avons décidé de changer de stratégie et de demander l’aide de Boris, un des instructeurs du GCTC. Le contrôle que Boris avait sur mon corps flottant pendant le second vol a donné lieu à une chorégraphie extraordinaire, durant laquelle j’ai interagi avec le softbot et les films via les extrêmités de mon corps. Pendant ce vol, l’expérience a pris de nouvelles dimensions. La microgravité était à présent un phénomène qui nous devenait plus familier, ainsi le résultat était en général plus précis.
Comme je l’ai déjà mentionné, l’expérience dans son ensemble pour chaque micro-performance a nécessité, pour être complète, le visionnement de son enregistrement vidéo. En ce sens, réalité et représentation se complètent pour faire l’expérience finale. Si l’on ne voit pas la représentation vidéo, l’expérience reste incomplète. De ce point de vue, les films projetés sur l’écran ont fini par prendre une dimension inattendue. La somme des images virtuelles des films et la chorégraphie de mon corps devenait sur la vidéo une seule et même réalité. Comme la projection en arrière-plan des scènes de routes dans les films des années 50, la projection virtuelle plus l’action réelle donnent lieu à une nouvelle réalité qui est représentée par l’enregistrement vidéo. Et si cette représentation est la partie qui complète l’expérience finale en microgravité, alors la dimension virtuelle en fait tout autant partie.
C’est après cette expérience que j’ai compris que la conquête de l’espace était un des défis les plus importants et les plus complexes de notre époque. L’exosphère est en microgravité, elle est anaérobique et radioactive, c’est-à-dire extrémophile pour l’homme. Et pour l’habiter, il est nécessaire de concevoir un monde entièrement nouveau. Mon idée est que, dans cette nouvelle sphère, une myriade de nouveaux scénarios vont converger ; la science et l’armée ne sont pas les seules à avoir leur mot à dire sur les questions de vie organique, des relations humaines, et de toutes sortes d’activités humaines….les artistes ont aussi le droit de s’exprimer à ce sujet. Il faut tout prendre en compte. Mais l’art reflètera un monde qui rassemble les concepts antagonistes de l’évolution biologique et de l’évolution culturelle, l’union du naturel et de l’artificiel.
Nous savons que la vie existe sur notre planète depuis au moins 3 500 millions d’années. Une des théories sur l’origine de la vie est que la terre a été ensemencée par des spores venues d’une autre partie de l’univers sur des comètes. Cette théorie a été baptisée Panspermie. Ces organismes simples, probablement des bactéries, ont évolué jusqu’à produire le nombre infini d’organismes que nous connaissons aujourd’hui. On pourrait dire que la stratégie de la vie a mis 3 500 millions d’années à produire cette sorte d’organisme complexe qu’est l’homo sapiens, ces primates capables d’utiliser une forme d’intelligence qui permet, entre autres choses, le développement de la science et de la technologie.
Si l’on inverse la théorie de la Panspermie, ou la Transpermie comme je l’appelle, on obtient la théorie de l’Utopie. Nous tous, artistes compris, rêvons d’un nouvel univers, d’une terre à cultiver, où tout serait possible. C’est un rêve qui envisage la création de nouvelles cosmogonies, de mythologies extraordinaires, de cérémonies inconnues.
Proyecto Dedalo est le concept qui a engendré Transpermie. Et c’est peut-être à cet endroit que mes recherches trouvent leur point d’aboutissement le plus cohérent. J’ai le sentiment que ce nouveau champ fertile sera à l’origine de nombreux autres prototypes.
Notes
1 – NdE. néologisme construit à partir de « self » (soi) et de perception
© Marcel.li Antùnez Roca & Leonardo/Olats, Octobre 2003, republié 2023
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