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Thierry Pozzo – Champ gravitaire, équilibre corporel et activité perceptive – 2003

Docteur en Neurosciences du comportement, Professeur à l’Université de Bourgogne et directeur de l’équipe INSERM/ERM 0207 Motricité-Plasticité-Dysfonctionnement à Dijon.

Première publication colloque Visibilité – Lisibilité de l’art spatial. Art et Gravité Zéro : l’expérience des vols paraboliques, en collaboration avec le festival @rt Outsiders, Paris, 2003

La Gravité donne les conditions mécaniques de l’équilibre postural

Un des principes mécaniques utilisé pour décrire l’équilibre consiste à assimiler le corps humain à un système rigide modélisé sous la forme d’un pendule inversé en équilibre instable. En position debout, le pendule est immobile lorsque le centre de masse [1] se projette à la verticale du centre de pression [2], c’est à dire sur un point situé entre le pied et le sol, et sur lequel s’exercent les forces de réaction transmises aux pieds.

Au repos, le corps légèrement incliné en avant (à peu près à 5 cm en avant de l’axe de rotation de la cheville) chute légèrement sous l’action de la gravité ou l’effet de perturbations internes (la respiration par ex.). Il est ensuite rattrapé grâce à la contraction principalement des extenseurs de la cheville, véritables haubans qui freinent et ramènent l’axe corporel vers la verticale. Ce jeu subtil entre force gravitaire, perturbations endogènes et actions musculaires représente une solution simple et efficace : la commande nerveuse se résume au contrôle d’un seul groupe musculaire (les extenseurs) qui, associée aux propriétés de viscosité et d’élasticité musculaire, suffisent à réguler le déséquilibre. Ce schéma classique procure un statut particulier à la cheville, sur lequel s’exercent d’importantes forces comparées aux autres articulations, et masque le rôle potentiel du tronc, du bassin ou du cou. L’amélioration récente des méthodes d’exploration de la posture permet de mettre en évidence la participation non négligeable des segments proximaux (bassin, tronc, cou). L’équilibre et les transitions posturales ne sont pas des mouvements en  » bloc « . Ils relèvent d’une mobilisation différenciée des étages segmentaires, associés à des ajustements posturaux locaux, impossibles à concevoir à partir du modèle du pendule inversé. Même si ce modèle a ses limites, il permet néanmoins de simplifier la compréhension des conditions mécaniques d’un enchaînement de séquences posturales.

Le modèle du pendule inversé offre un dispositif particulier d’exploration spatiale avec des avantages et des inconvénients. La force gravitaire, qui s’exerce sur le corps placé au voisinage de la terre, l’attire et l’y maintient fixement au même lieu. L’équilibre est stable si et seulement si la configuration du système mécanique correspond à un minimum de l’énergie potentielle. Assis au creux du vallon le dormeur corps plaqué au sol repose, immobile à l’image du pendule classique dont le balancier aurait cessé d’osciller. Cette quiétude a un prix, et s’extraire du vallon lui coûtera d’intenses efforts. Au contraire, perché à la cime d’une crête, le déséquilibre est une perpétuelle menace. Le marcheur imprudent, à l’image du pendule inversé en équilibre instable est en outre fortement chargé d’énergie potentielle qu’un furtif déséquilibre permettra de transformer en mouvement presque sans effort. L’enchaînement de séquences posturales consiste en réalité à utiliser au mieux la force gravitaire en plaçant le centre de masse le plus haut possible au-dessus des appuis et en exerçant conjointement un contrôle fin de la position du balancier fragilisée par son élévation.

Le corps, pour se mettre en mouvement, ne subit pas passivement les effets de la force gravitaire comme la pierre qui tombe, mais produit d’actives contractions musculaires. Néanmoins celles-ci resteraient inefficaces en l’absence de contacts du corps avec la terre ou tout autre support. En effet, le corps ne peut être mis en mouvement par la seule contraction musculaire. L’astronaute en apesanteur ne peut pas envisager le moindre déplacement du corps sans l’utilisation d’une main courante ou de cale-pieds accrochés au plancher de la station spatiale. Ce sont finalement les forces de réaction aux contractions musculaires qui vont, par l’intermédiaire des pieds, produire le mouvement volontaire du corps dans son ensemble.

Par conséquent les pieds, interface majeure entre le sujet et le monde, forment une surface où se concentrent tous les échanges avec la piste terrestre.

Ce dialogue  » par les pieds  » avec le monde atteint un degré de sophistication extrême chez les mammifères terrestres pour lesquels l’acquisition de la bipédie fut sans doute un facteur décisif d’humanisation. A l’inverse, dans l’eau, c’est l’ensemble du corps qui résiste. Les pieds, sur la piste terrestre, constituent l’unique lieu de résistance au poids et représentent une sorte de modèle réduit du corps sur lesquels se concentrent les ordres moteurs envoyés par les structures nerveuses. Grâce à la plasticité nerveuse et aux mécanismes d’apprentissage, d’autres interfaces corporelles peuvent se développer. Le ventre et le dos en contact avec la toile du trampoline, ou encore les mains du porteur acrobate prendront alors le relais des pieds.

Réaction statique et prédiction dynamique

A côtés des exigences mécaniques, équilibre et mouvement répondent aussi à des contraintes physiologiques dont la compréhension a évolué considérablement ces vingt dernières années. Comme toutes les activités motrices orientées dans l’espace, l’équilibre peut être décrit selon une succession d’opérations de transformation sensori-motrice au cours desquelles les différents signaux sensoriels doivent se transformer en actions musculaires. Ce système a priori simple de type entréeËsortie est en fait plus complexe qu’il n’y paraît car il dépend de la multiplicité des systèmes de repèrage sollicités : d’abord intrinsèques, pour les organes sensoriels localisés à différents endroits du corps (la rétine, la surface tactile des pieds, ou les muscles du cou par ex.), puis extrinsèques pour l’étape motrice qui s’organise dans un environnement tridimensionnel et qui tient compte de la verticale gravitaire, repère absolu à partir duquel les déplacements corporels devront être définis.

La difficulté qu’ont les roboticiens à mettre au point des machines équipées avec autant de moteurs musculaires qu’on en trouve chez l’homme et qui représentent autant de degrés de liberté à contrôler et de changements de référentiel à prévoir illustre la complexité mathématique des opérations de transformation sensori-motrice. Du point de vue du développement, l’évolution phylogénétique a sélectionné des solutions biologiques permettant de simplifier la coordination des éléments d’un système complexe comme le corps humain. Ainsi, on sait maintenant que la commande nerveuse s’adresse à des groupes de muscles sous la forme de schéma d’activité en  » synergie  » plutôt qu’aux muscles séparément. Ce principe de contrôle semble également valide à l’échelle des articulations qui ne sont pas commandées indépendamment mais co-varient. D’autres solutions facilitant la coordination motrice consistent à trouver des configurations posturales qui facilitent les changements de repère et le passage d’un référentiel corporel à un référentiel externe. Par exemple, si la tête est stabilisée en rotation dans le plan sagittal au cours de la marche ou encore lors d’une pirouette autour de l’axe longitudinal du corps, l’interprétation des signaux vestibulaires est simplifiée car la mesure des accélérations de la tête est faite dans un même référentiel à la fois égocentrique (la tête stabilisée et alignée sur la verticale gravitaire) et allocentrique (la verticale gravitaire).

Longtemps l’approche traditionnelle des fonctions d’équilibration a consisté à déséquilibrer la posture à partir de mouvements aléatoires de la base d’appui. La stimulation produit dans ce cas une réaction localisée principalement au niveau du point d’application de la perturbation, essentiellement les pieds. L’étude du rôle d’autres parties du corps comme le segment céphalique a donc été négligée. Même si la pathologie avait déjà démontré les effets majeurs des lésions vestibulaires sur la posture céphalique et l’équilibre, ou bien la présence d’hypertonie posturale asymétrique des muscles paravertébraux après dystonie d’un muscle oculomoteur, ces études se sont essentiellement focalisées sur les réactions posturales des membres inférieurs. En effet, le simple déplacement du regard à gauche d’un sujet qui garde tête fixe induit une augmentation du tonus des muscles du coté gauche du cou et par irradiation à l’ensemble des articulations adjacentes. Debout, un déplacement du regard peut induire des réactions posturales.

De plus, dans certaines conditions expérimentales on peut manipuler l’équilibre tonique des muscles oculaires et les messages nerveux proprioceptifs (par vibrations tendineuses) et provoquer des effets posturaux significatifs.

Le paradigme de la réaction posturale, inspiré du modèle de la physiologie réflexologique du début du XXéme siècle, a de plus favorisé l’utilisation de concepts comme la  » stabilisation  » et la  » compensation posturale « , où le déséquilibre est annulé grâce à des boucles réflexes déclenchées par des afférences sensorielles spécifiques. Dans ce type d’abord qui privilégie le modèle de l’équilibre statique, peu de place est faite aux notions de prédiction et d’anticipation des conséquences sensorielles et mécaniques du mouvement. Le principe est simple : immobiliser le corps en réduisant selon un mécanisme homéostasique l’écart entre la verticale et l’axe corporel.

L’équilibre est une abstraction et fait appel à des modèles internes et à la cognition

Comme l’alternance du jour et de la nuit, le champ de gravitation créé par la masse de la terre fait partie des contraintes éthologiques ayant agit depuis la nuit des temps. La gravité, qui donne et retire l’équilibre corporel,  » enveloppe le corps  » et agit sur tous les segments corporels en même temps.

En apesanteur, les stimulations sensorielles sont locales et découplées. Les pieds deviennent des membres fantômes dans un environnement où il faut aller chercher la force (le support) qui stabilise ou propulse alors que sur terre cette force est permanente. La gravité, à l’inverse des autres entrées sensorielles, représente une action permanente de l’environnement dont on ne peut s’extraire.

De cette continuité d’effet est probablement né un ensemble de solutions sensori-motrices sélectionnées lors des sauts évolutifs. Ainsi, les modes de locomotion seraient le produit de l’adaptation réussie au milieu terrestre mémorisé sous la forme de primitives motrices. Les réactions posturales déclenchées chez le nourrisson dont on incline le corps par rapport à la verticale peuvent être ces primitives de la perception du champ gravitaire.

Toute l’activité réflexe (réflexe vestibulo-oculaire, marche automatique déclenchée par une pression simulant les forces de réaction au poids-à la gravité- sous le pied…) illustre les ressources initiales dont dispose le nouveau né. La pré-existence et le pré-cablage de ces solutions est une forme d’inscription des effets mécaniques de la gravité terrestre qui fonctionne sur le mode Stimulus (action exogène) => Réponse (réaction au sens physique du terme). Sur une planète de masse différente, ce pré-équipement perdrait tout utilité. Elle est l’équivalent du système immunitaire confronté dès la naissance aux interactions lymphocytes/microbes et du mécanisme de pré-connaissance de l’environnement terrestre.

Du point de vue ontogénétique, les premières étapes de la constitution perceptive se limitent à la mise en place d’une résistance efficace (tonus postural) à la force gravitaire qui plaque le corps au sol, limite les déplacements et l’action sur les choses. Une fois que la station verticale équilibrée est maîtrisée, l’enfant refait le parcours phylogénétique en accéléré. La main se libère et l’exploration devient possible : la gravité n’agit plus comme une contrainte mais est utilisée comme moteur de l’intentionnalité (une commande volontaire sans support ne produit aucun déplacement), des attitudes, une force externe de coût nul et dont on peut tirer partie. La locomotion est en faite la transformation optimale d’énergie potentielle en énergie cinétique du pendule inversé. L’orientation anti-gravitaire se met en place d’abord dans un espace délimité par l’enveloppe corporelle. Dès que je peux prédire l’effet de cette force qui agit sur moi et sur laquelle j’agis, le déplacement devient possible, l’espace s’agrandit et se complexifie.

L’explication physiologique de l’équilibration n’est donc pas réductible à un ensemble de boucles réflexes localisées au niveau médullaire et répondant aux seules lois de la cybernétique. Même si des calculs complexes peuvent être réalisés à certains étages de la moëlle épinière, de nouvelles approches expérimentales doivent être imaginées afin de vérifier que l’équilibre correspond à une activité cognitive mettant en jeu des modèles internes centraux. L’existence d’illusions de mouvements, de vertiges ou de phénomènes de sortie de corps sont des preuves comportementales indirectes du traitement intégratif et central de signaux qui ne sont pas classiquement considérés comme objets d’études des neurosciences.

La posture tranquille du corps sur un sol stable structure les objets et le monde de la perception en ce qu’elle en est la référence constante. Ainsi, le maintien du corps en équilibre participe à la constitution de la verticale subjective comme axe de référence du monde perçu. Toutes nos activités perceptives se déroulent sur le fond d’une expérience constante, qui est celle de pouvoir librement nous mouvoir à partir du repos, et de pouvoir à notre gré aussi demeurer au repos sur un sol, qui est lui-même appréhendé comme immuable. L’équilibre est donc un préalable à la constitution de modèles internes d’un monde qui n’est pas « sans dessus dessous » mais possède une structure stable ainsi que les modèles d’actions que l’on peut exercer sur les choses. En outre, l’équilibre qui est une conséquence de la lutte contre la gravité exprime notre résistance active à l’attraction terrestre, et les émotions et la subjectivité se révèlent à travers nos attitudes corporelles. Pour ces raisons, le recours aux images ou à la démonstration par l’enseignant est sans doute d’un grand intérêt pédagogique lors des phases d’acquisition et de renforcement des séquences posturales.

La contraction musculaire (le  » tonus postural  » des physiologistes) qui érige le système musculo-squelettique contre l’action mécanique de la gravité est un premier acte de conscience qui est ensuite  » mise en parenthèse « . Le rapport de l’intention et de la conscience à la gravité, plus qu’un dispositif biomécanique, relève d’une attente perceptive, d’une attitude (celle de l’homme debout s’apprêtant à monter les escaliers) ou encore d’une préparation à l’action vers un objet précis de l’environnement. Action, perception et intentionnalité sont ainsi fortement contraints par le champ gravitaire. La station debout n’est-elle pas ce qui nous permet de valider le monde ? C’est en effet à partir de cette position que l’exploration du monde commence.

Notes

[1] – Centre de masse : ou centre de gravité c’est un point virtuel situé à peu près au niveau du nombril.

[2] – Centre de pression : en appui unipodal le CM est situé sur l’axe antéro-postérieur de mon pied, quelque part entre le sol et la plante des pieds. Il est directement proportionnel aux contractions des muscles extenseurs et fléchisseurs de la cheville. En appui bipodal, le CP se trouve sur un point virtuel entre les deux pieds, dont le calcul résulte de la position des CP des localisés au niveau des 2 plantes des pieds.

© Thierry Pozzo & Leonardo/Olats, Octobre 2003, republié 2023